VI
ANALYSE DU DISCOURS ET ANALYSE DU MOI

 

 

Anna Freud ou Melanie Klein.

 

 

J'ai l'intention de commencer de vous emmener dans la région délimitée par nos propos de la dernière fois. C'est exactement la région comprise entre la formation du symbole et le discours du moi, et nous nous y avançons déjà depuis le début de cette année.

J'ai donné aujourd'hui au séminaire que nous allons poursuivre ensemble le titre d'Analyse du discours et analyse du moi, mais je ne peux promettre de remplir un titre aussi ambitieux en une seule séance. En opposant ces deux termes, j'entends les substituer à l'opposition classique analyse du matériel/analyse des résistances.

Dans le texte sur la Verneinung qu'il a bien voulu nous commenter, M. Hyppolite a mis en valeur le sens complexe, maniable, de Aufhebung. En allemand, ce terme signifie en même temps nier, supprimer mais aussi conserver dans la suppression, soulever. Nous avons là l'exemple d'un concept qui ne saurait être trop approfondi pour réfléchir à ce que nous faisons dans notre dialogue, avec le sujet, comme l'ont remarqué depuis quelque temps les psychanalystes

 

 

1

 

Il est bien entendu que c'est au moi du sujet, avec ses limitations, ses défenses, son caractère, que nous avons affaire. Nous avons à le faire avancer. Mais quelle est la fonction qu'il joue dans cette opération? Toute la littérature analytique est comme embarrassée pour la définir exactement.

Toutes les élaborations récentes qui tiennent le moi de l'analysé pour l'allié de l'analyste dans le Grand-OEuvre analytique comportent des contradictions manifestes. En effet, sauf à aboutir à la notion, non pas seulement de bipolarité ou de bifonctionnement du moi, mais à proprement parler de splitting, distinction radicale entre deux moi, il est très difficile de définir le moi comme une fonction autonome, tout en continuant de le tenir pour un maître d'erreurs, le siège des illusions, le lieu d'une passion qui lui est propre et va essentiellement à la méconnaissance. Fonction de méconnaissance, c'est bien ce qu'il est dans l'analyse, comme, d'ailleurs, dans une grande tradition philosophique.

Il y a des paragraphes dans le livre d'Anna Freud, Le Moi et les Mécanismes de défense, où on a le sentiment, si on passe sur le langage parfois déconcertant par son caractère chosiste, qu'elle parle du moi dans le style de compréhension que nous essayons de maintenir ici. Et on a en même temps le sentiment qu'elle parle du petit-homme-qui-est-dans-l'homme, qui aurait une vie autonome dans le sujet et serait là à le défendre – Père, gardez-vous à droite, Père, gardez-vous à gauche – contre ce qui peut l'assaillir du dehors comme du dedans. Si nous considérons son livre comme une description moraliste, alors elle parle incontestablement du moi comme du siège d'un certain nombre de passions, dans un style qui n'est pas indigne de ce que La Rochefoucauld peut signaler des ruses inlassables de l'amour-propre.

La fonction dynamique du moi dans le dialogue analytique reste donc jusqu'à présent profondément contradictoire faute d'avoir été rigoureusement située, et cela apparaît chaque fois que nous abordons les principes de la technique.

Je crois que beaucoup d'entre vous ont lu ce livre d'Anna Freud. Il est extrêmement instructif et on peut certainement y relever, parce qu'il est assez rigoureux, les points où apparaissent les failles de sa démonstration, plus sensibles encore dans les exemples qu'elle donne.

Voyez les passages où elle essaie de définir la fonction du moi. Dans l'analyse, dit-elle, le moi ne se manifeste que par ses défenses, c'est-à-dire pour autant qu'il s'oppose au travail analytique. Est-ce à dire que tout ce qui s'oppose au travail analytique soit défense du moi ? Elle reconnaît ailleurs que cela ne peut être maintenu et qu'il y a d'autres éléments de résistance que les défenses du moi. N'est-ce pas ainsi que j'ai commencé à aborder le problème avec vous ? Beaucoup des problèmes abordés ici figurent dans ce livre, et c'est la plume en main qu'il faut le lire, car il a la valeur d'un legs, vraiment bien transmis, de la dernière élaboration de Freud à propos du moi.

Quelqu'un qui nous est proche dans la Société, saisi au Congrès de 1950, je ne sais pourquoi, d'un élan lyrique – ce cher camarade – a appelé Anna Freud le fil à plomb de la psychanalyse. Eh bien, le fil à plomb ne suffit pas dans une architecture. Il y faut quelques autres instruments, un niveau d'eau par exemple. Mais enfin le fil à plomb n'est pas mal – il nous permet de situer la verticale de certains problèmes.

Je vais demander à Mlle Gélinier de vous présenter un article de Mélanie Klein qui s'intitule L'importance de la formation du symbole dans le développement du moi. Je ne crois pas que ce soit une mauvaise façon de l'introduire que de vous lire un texte d'Anna Freud concernant l'analyse des enfants, et spécialement les défenses du moi.

Voici un petit exemple qu'elle nous apporte. Il s'agit d'une de ses patientes, qui se fait analyser en raison d'un état d'anxiété grave qui trouble sa vie et ses études, et ce, pour obéir à sa mère.

Au début de l'analyse, dit Anna Freud, son comportement à mon égard reste amical et franc, mais j'observe cependant quelle évite soigneusement dans ses récits, de faire la moindre allusion à son symptôme et passe sous silence les crises d'anxiété qu'elle subit dans l'intervalle des séances. Lorsqu'il m'arrive d'insister pour faire entrer le symptôme dans l'analyse ou d'interpréter l'anxiété que trahissent certaines données des associations, le comportement amical de la patiente se modifie aussitôt. Elle déverse chaque fois sur moi un torrent de remarques ironiques et de railleries. J'échoue totalement en tentant de rattacher cette attitude de la malade à son comportement à l'égard de sa mère. Les relations conscientes et inconscientes de la jeune fille avec sa mère offrent une image bien différente. Son ironie, ses sarcasmes sans cesse renouvelés déconcertent l'analyste et, pendant un certain temps, rendent inutile la continuation du traitement. Toutefois, une analyse plus approfondie montre, par la suite, que persiflage et moquerie ne constituent pas, à proprement parler, une réaction de transfert et ne sont nullement liés à la situation analytique. La patiente a recours à cette manoeuvre, dirigée contre elle-même, chaque fois que des sentiments de tendresse, de désir ou d'anxiété sont sur le point de surgir dans le conscient. Plus est puissante la poussée de l'affect, plus la jeune fille met de véhémence et d'acrimonie à se ridiculiser elle-même. L'analyste n'attire que secondairement ces réactions de défense parce quelle encourage l’apparition dans le conscient des sentiments d'anxiété de la malade. La connaissance du contenu de l'anxiété, même quand les autres dires de la patiente en permettent l’interprétation exacte, reste inopérante tant que toute tentative de se rapprocher de l'affect ne fait qu intensifier la défense. Il n'a été possible en analyse de rendre conscient le contenu de l'angoisse qu'après avoir réussi à faire remonter jusqu'au conscient et par là à rendre inopérant, le mode de défense contre les affects par dépréciation ironique, processus qui jusqu’alors s'était automatiquement réalisé dans toutes les circonstances de la vie de la malade. Du point de vue historique, ce procédé de défense par le ridicule et l'ironie s'explique, chez notre patiente, par une identification avec son défunt père qui avait voulu enseigner à sa fille la maîtrise de soi et se moquait d'elle chaque fois qu'elle se laissait aller à des manifestations sentimentales. La méthode de défense contre l'affect fixe donc ici le souvenir d'un père tendrement aimé. La technique qui s'impose en ce cas est d'analyser en premier lieu la défense de la patiente contre ses affects, ce qui permet ensuite d'étudier sa résistance dans le transfert. A ce moment seulement, il devient possible d'analyser vraiment l'anxiété et sa préhistoire.

De quoi s'agit-il dans ce qui se présente ici comme la nécessité d'analyser la défense du moi ? Il ne s'agit de rien d'autre que du corrélat d'une erreur. Anna Freud, en effet, a pris tout de suite les choses sous l'angle de la relation duelle entre la malade et elle-même. Elle a pris la défense de la malade pour ce par quoi elle se manifestait, à savoir une agression contre elle, Anna Freud. C'est sur le plan de son moi à elle, Anna Freud, c'est dans le cadre de la relation duelle avec elle, Anna Freud, qu'elle a perçu les manifestations de défense du moi. Elle a voulu du même coup y voir une manifestation de transfert, selon la formule qui fait du transfert la reproduction d'une situation. Quoique souvent donnée, au point qu'elle passe pour classique, cette formule est incomplète, puisqu'elle ne précise pas comment la situation est structurée. Ce que je vous dis là se relie à ce que j'indiquais dans ma conférence au Collège philosophique.

Anna Freud a commencé d'interpréter la relation analytique selon le prototype de la relation duelle, qui est la relation du sujet à sa mère. Elle s'est aussitôt trouvée dans une position qui, non seulement piétinait, mais était parfaitement stérile. Qu'est-ce qu'elle appelle avoir analysé la défense contre les affects ?  II ne semble pas qu'on puisse, d'après ce texte, y voir autre chose que sa propre compréhension à elle. Ce n'est pas dans cette voie qu'elle pouvait progresser. Elle aurait dû distinguer l'interprétation duelle, où l'analyste entre dans une rivalité de moi à moi avec l'analysé, et l'interprétation qui progresse dans le sens de la structuration symbolique du sujet, laquelle est à situer au-delà de la structure actuelle de son moi.

Nous revenons par là à la question de savoir de quelle Bejahung, de quelle assomption par le moi, de quel oui il s'agit dans le progrès analytique. Quelle Bejahung s'agit-il d'obtenir, qui constitue le dévoilement essentiel au progrès d'une analyse?

Freud, dans un écrit contenu dans l’Abrégé de psychanalyse, page 40 de l'édition française, mais qui n'est pas hors de notre cercle puisqu'il s'intitule De la technique psychanalytique, nous dit que c'est la conclusion d'un pacte qui définit l'entrée dans la situation analytique. Le moi malade du patient nous promet une franchise totale, c'est-à-dire la libre disposition de tout ce que son auto-perception lui livre. De notre côté, nous lui assurons la plus grande discrétion et mettons à son service notre expérience dans l'interprétation du matériel soumis à l’inconscient. Notre savoir compense son ignorance et permet au moi de récupérer et de gouverner les domaines perdus de son psychisme. C'est ce pacte qui constitue toute la situation analytique.

Eh bien – ma dernière conférence l'impliquait – s'il est vrai que notre savoir vient au secours de l'ignorance de l'analysé, il n'en reste pas moins que nous sommes, nous aussi, dans l'ignorance, pour autant que nous ignorons la constellation symbolique qui gîte dans l'inconscient du sujet. De plus, cette constellation, il faut toujours la concevoir comme structurée, et selon un ordre qui est complexe.

Le mot complexe est venu à la surface de la théorie analytique par une espèce de force interne puisque, vous le savez, ce n'est pas Freud qui l'a inventé, mais Jung. Quand nous allons à la découverte de l'inconscient, ce que nous rencontrons ce sont des situations structurées, organisées, complexes. Freud nous en a donné le premier modèle, l'étalon, dans le complexe d'OEdipe. Ceux d'entre vous qui ont suivi depuis assez longtemps mon séminaire ont pu, à travers le commentaire que j'ai fait des cas les moins sujets à caution parce que les plus richement délinéés par Freud lui-même, à savoir trois de ses cinq grandes psychanalyses, s'apercevoir combien le complexe d'OEdipe pose de problèmes et combien il comporte d'ambiguïtés. Tout le développement de l'analyse, en somme, a été fait de la mise en valeur successive de chacune des tensions impliquées dans ce système triangulaire. Cela seulement nous force à y voir tout autre chose que ce bloc massif qu'on résume dans la formule classique – attrait sexuel pour la mère, rivalité avec le père.

Vous savez le caractère profondément dissymétrique, et ce dès l'origine, de chacune des relations duelles que comprend la structure oedipienne. La relation qui lie le sujet à la mère est distincte de celle qui le lie au père, la relation narcissique ou imaginaire avec le père est distincte de la relation symbolique, et aussi de la relation que nous devons bien appeler réelle – laquelle est résiduelle par rapport à l'architecture qui nous intéresse dans l'analyse. Tout cela montre assez la complexité de la structure, et qu'il n'est pas inconcevable qu'une autre direction de recherche nous permette d'élaborer le mythe oedipien mieux qu'il ne l'a été jusqu'ici.

Malgré la richesse du matériel qui a été inclus à l'intérieur de la relation oedipienne, on n'a guère décollé du schéma donné par Freud. Ce schéma doit être maintenu pour l'essentiel, car il est, vous verrez pourquoi, véritablement fondamental, non pas seulement pour toute compréhension du sujet, mais aussi pour toute réalisation symbolique, par le sujet, du ça, de l'inconscient – lequel est un soi-même et non pas une série de pulsions inorganisées, comme une partie de l'élaboration théorique de Freud tendrait à le faire penser quand on y lit que seul le moi a dans le psychisme une organisation.

Nous avons vu la dernière fois que la réduction même de la négation qui porte sur le dénié ne nous donne pas pour autant, de la part du sujet, sa Bejahung. Il faut regarder de près la valeur des critères que nous exigeons – et sur lesquels nous sommes d'ailleurs d'accord avec le sujet – pour reconnaître une Bejahung satisfaisante.

Où est la source de l'évidence? C'est la reconstruction analytique que le sujet doit authentifier. C'est à l'aide de vides que le souvenir doit être revécu. Et Freud nous rappelle à juste titre que nous ne pourrons jamais faire intégralement confiance à la mémoire. Dès lors, de quoi nous satisfaisons-nous exactement quand le sujet nous dit que les choses sont arrivées à ce point de déclic où il a le sentiment de la vérité ?

Cette question nous porte au coeur du problème du sentiment de réalité que j'ai abordé l'autre jour à propos de la genèse de l'hallucination de l'homme aux loups. J'ai donné cette formule quasi algébrique, qui a presque l'air trop transparente, trop concrète – le réel, ou ce qui est perçu comme tel, est ce qui résiste absolument à la symbolisation. En fin de compte, le sentiment de réel ne se présente-t-il pas à son maximum, dans la brûlante manifestation d'une réalité irréelle, hallucinatoire?

Chez l'homme aux loups, la symbolisation du sens du plan génital a été verworfen. Aussi n'avons-nous point à nous étonner que certaines interprétations, qu'on appelle interprétations de contenu, ne soient pas symbolisées par le sujet. Elles se manifestent à une étape où elles ne peuvent à aucun degré lui donner la révélation de quelle est sa situation dans ce domaine interdit qui est son inconscient, en tant qu'elles sont encore sur le plan de la négation ou sur celui de la négation de la négation. Quelque chose n'est pas encore franchi – qui est justement au-delà du discours, et qui nécessite un saut dans le discours. Le refoulement ne peut pas disparaître purement et simplement, il ne peut qu'être dépassé, au sens d'Aufhebung.

Ce que Anna Freud appelle analyse des défenses contre l'affect, c'est seulement une étape de sa propre compréhension et non de celle du sujet. Une fois qu'elle s'est aperçue qu'elle se fourvoie en croyant que la défense du sujet est une défense contre elle-même, elle peut alors analyser la résistance du transfert.

Et ça la mène à quoi ? – à quelqu'un qui n'est pas là, à un tiers. Elle dégage quelque chose qui doit beaucoup ressembler à la position de Dora. Le sujet s'est identifié à son père et cette identification a structuré son moi. Cette structuration du moi est désignée là en tant que défense. C'est la part la plus superficielle de l'identification, mais on peut rejoindre par ce biais, un plan plus profond, et reconnaître la situation du sujet dans l'ordre symbolique. L'enjeu de l'analyse n'est pas autre chose – reconnaître quelle fonction assume le sujet dans l'ordre des relations symboliques qui couvre tout le champ des relations humaines, et dont la cellule initiale est le complexe d'OEdipe, où se décide l'assomption du sexe.

 

Je laisse maintenant la parole à Mlle Gélinier qui va vous faire saisir le point de vue de Mélanie Klein. Ce point de vue est en opposition avec celui d'Anna Freud – ce n'est pas pour rien que ces deux dames, qui ne sont pas sans analogies, se sont opposées dans des rivalités mérovingiennes.

Le point de vue d'Anna Freud est intellectualiste, et l'amène à formuler que tout doit être conduit, dans l'analyse, à partir de la position médiane, modérée, qui serait celle du moi. Tout part chez elle de l'éducation ou de la persuasion du moi, et tout doit y revenir. Vous allez voir d'où part au contraire Mélanie Klein pour aborder un sujet particulièrement difficile, avec lequel on se demande comment Anna Freud aurait pu faire usage de ses catégories de moi fort et de moi faible, lesquelles supposent une position de rééducation préalable. Vous pourrez juger du même coup laquelle est le plus près de l'axe de la découverte freudienne.

 

L'article de Mélanie Klein, « The importance of symbol-formation in the development of the ego », publié en 1930, figure dans le recueil Contributions to Psycho-analysis, 1921-1945, paru en 1918. Traduction française sous le titre Essais de psychanalyse, 1921-1945, Paris, 1968.

 

 

2

 

Elle lui fout le symbolisme avec la dernière brutalité, Mélanie Klein, au petit Dick ! Elle commence tout de suite par lui flanquer les interprétations majeures. Elle le flanque dans une verbalisation brutale du mythe oedipien, presque aussi révoltante pour nous que pour n'importe quel lecteur – Tu es le petit train, tu veux foutre ta mère.

Cette façon de faire prête évidemment à des discussions théoriques – qui ne peuvent être dissociées du diagnostic du cas. Mais il est certain qu'à la suite de cette intervention il se produit quelque chose. Tout est là.

Vous avez relevé le manque de contact qu'éprouve Dick. C'est là le début de son ego. Son ego n'est pas formé. Aussi bien Mélanie Klein distingue-t-elle Dick des névrosés, jusque dans sa profonde indifférence, son apathie, son absence. En effet, il est clair que, chez lui, ce qui n'est pas symbolisé, c'est la réalité. Ce jeune sujet est tout entier dans la réalité, à l'état pur, inconstituée. Il est tout entier dans l'indifférencié. Or, qu'est-ce qui constitue un monde humain? – sinon l'intérêt porté aux objets en tant que distincts, aux objets en tant qu'équivalents. Le monde humain est un monde infini quant aux objets. A cet égard, Dick vit dans un monde non-humain.

Ce texte est précieux parce qu'il est d'une thérapeute, d'une femme d'expérience. Elle sent les choses, elle les exprime mal, on ne peut le lui reprocher. La théorie de l'ego est ici incomplète parce qu'elle n'est peut-être pas décidée à la donner, mais elle montre très bien ceci – si, dans le monde humain, les objets se démultiplient, se développent, avec la richesse qui en constitue l'originalité, c'est dans la mesure où ils apparaissent dans un processus d'expulsion lié à l'instinct de destruction primitif.

Il s'agit là d'une relation primitive, à la racine même, instinctuelle, de l'être. A mesure que se produisent ces éjections hors du monde primitif du sujet, qui n'est pas encore organisé dans le registre de la réalité proprement humaine, communicable, surgit à chaque fois un nouveau type d'identification. C'est ce qui n'est pas supportable, et l'anxiété surgit en même temps.

L'anxiété n'est pas une espèce d'énergie que le sujet aurait à répartir pour constituer les objets, et il n'y a dans le texte de Mélanie Klein aucune tournure de phrase qui aille dans ce sens. L'anxiété est toujours définie comme surgissant, arising. A chacun des rapports objectaux correspond un mode d'identification dont l'anxiété est le signal. Les identifications dont il s'agit ici précèdent l'identification moïque. Mais même quand celle-ci sera faite, toute nouvelle ré-identification du sujet fera surgir l'anxiété – l'anxiété au sens où elle est tentation, vertige, perte du sujet qui se retrouve à des niveaux extrêmement primitifs. L'anxiété est une connotation, un signal, comme Freud l'a toujours très bien formulé, une qualité, une coloration subjective.

Or cette anxiété, c'est précisément ce qui ne se produit pas chez le sujet en question. Dick ne peut même arriver à la première sorte d'identification, qui serait déjà une ébauche de symbolisme. Il est, si paradoxal que ce soit de le dire, en face de la réalité, il vit dans la réalité. Dans le bureau de Mélanie Klein, il n'y a pour lui ni autre, ni moi, il y a une réalité pure et simple. L'intervalle entre les deux portes, c'est le corps de sa mère. Les trains et tout ce qui s'ensuit, c'est quelque chose sans doute, mais qui n'est ni nommable, ni nommé.

C'est alors que Mélanie Klein, avec cet instinct de brute qui lui a fait d'ailleurs perforer une somme de connaissance jusque-là impénétrable, ose lui parler – parler à un être qui se laisse pourtant appréhender comme quelqu'un qui, au sens symbolique du terme, ne répond pas. Il est là comme si elle n'existait pas, comme si elle était un meuble. Et pourtant elle lui parle. Elle donne littéralement des noms à ce qui, sans doute, participe bien du symbole puisque ça peut être immédiatement nommé, mais qui n'était jusque-là, pour ce sujet, que réalité pure et simple.

C'est là que prend sa signification le terme de prématuration qu'elle emploie pour dire que Dick a déjà atteint en quelque sorte le stade génital.

Normalement, le sujet donne aux objets de son identification primitive une série d'équivalents imaginaires qui démultiplient son monde – il ébauche des identifications avec certains objets, les retire, en refait avec d'autres, etc. Chaque fois, l'anxiété arrête l'identification définitive, la fixation de la réalité. Mais ces allers et retours donneront son cadre à ce réel infiniment plus complexe qu'est le réel humain. Après cette phase au cours de laquelle les fantasmes sont symbolisés, vient le stade dit génital, où la réalité est alors fixée.

Or, pour Dick, la réalité est bien fixée, mais parce qu'il ne peut faire ces allers et retours. Il est immédiatement dans une réalité qui ne connaît aucun développement.

Ce n'est pourtant pas une réalité absolument déshumanisée. Elle signifie, à son niveau. Elle est déjà symbolisée puisqu'on peut lui donner un sens. Mais comme elle est avant tout mouvement d'aller et venue, il ne s'agit que d'une symbolisation anticipée, figée, et d'une seule et unique identification primaire, qui a des noms – le vide, le noir. Cette béance est précisément ce qui est humain dans la structure propre du sujet, et c'est ce qui en lui répond. Il n'a de contact qu'avec cette béance.

Dans cette béance, il ne compte qu'un nombre très limité d'objets, qu'il ne peut même pas nommer, vous l'avez très bien remarqué. Certes, il a déjà une certaine appréhension des vocables, mais de ces vocables il n'a pas fait la Bejahung – il ne les assume pas. En même temps, si paradoxal que ça paraisse, il existe chez lui une possibilité d'empathie beaucoup plus grande que la normale, car il est parfaitement bien en rapport avec la réalité, d'une façon non anxiogène. Quand il voit sur le corsage de Mélanie Klein les petits copeaux de crayon qui sont le résultat d'un morcelage, il dit – Poor Mélanie Klein.

La prochaine fois, nous prendrons le problème du rapport du symbolisme et du réel sous l'angle le plus difficile, à son point d'origine. Vous en verrez le rapport avec ce que nous avons désigné l'autre jour dans le commentaire de M. Hyppolite – la fonction du destructionnisme dans la constitution de la réalité humaine.

 

17 FÉVRIER 1954.

 

LA TOPIQUE DE L'IMAGINAIRE